Usage illégal de la force | ||
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17jul13
Le crime d'agression et le recours illégal à la force depuis la fin de la Première Guerre mondiale jusqu'à aujourd'hui |*|
"Rappelons qu'après la mort d'environ cinquante millions d'hommes, de femmes et d'enfants pendant la Seconde Guerre mondiale, les dirigeants politiques des puissances victorieuses s'accrochèrent à la promesse de construire une nouvelle structure de société internationale pour maintenir la paix. Ceux qui avaient déclenchés la guerre et ordonnés la mort massive de millions de civils innocents furent avertis qu'ils en seraient tenus pour responsables, tant dans l'intérêt de la justice que pour constituer un précédent. Le cadre de la nouvelle structure de cette société internationale serait les Nations Unies, construites sur les décombres de son prédécesseur, la Société des Nations, autre édifice érigé au lendemain d'une guerre catastrophique.
Le préambule de la Charte des Nations Unies, signée le 26 juin 1945, commence par exprimer la détermination à "préserver les générations futures du fléau de la guerre". Le paragraphe 1 de l'article 1 de la Charte expose le but des Nations Unies de prendre des "mesures collectives efficaces en vue de prévenir et d'écarter les menaces à la paix et de réprimer tout acte d'agression ou autre rupture de la paix". La responsabilité du maintien de la paix est confiée au Conseil de sécurité, composé de quinze membres, dont cinq, à savoir les puissances alliées victorieuses, sont permanents. Le chapitre VII de la Charte autorise le Conseil de sécurité à déterminer si un état a commis un acte d'agression et à prendre les mesures nécessaires pour rétablir la paix et la sécurité. Par contre, la Charte ne précise pas quels actes constituent une agression illégale susceptibles de déclencher une défense collective.
Outre toutes ces responsabilités, il restait à la nouvelle structure de la société internationale à régler le thème de l'administration de la justice après cette grave rupture de la paix et de l'établissement de précédents pour prévenir les guerres et punir les futurs agresseurs. Le 8 août 1945, les quatre puissances alliées occupant l'Allemagne signèrent l'Accord de Londres instaurant le Tribunal militaire international (TMI) pour juger les dirigeants allemands considérés comme responsables de la guerre et de ses atrocités. Le procès aurait lieu à Nuremberg. La juridiction du TMI se limitait aux crimes contre la paix, crimes de guerre et crimes contre l'humanité. La définition des crimes contre la paix était "la direction, la préparation, le déclenchement ou la poursuite d'une guerre d'agression, ou d'une guerre de violation des traités, assurances ou accords internationaux, ou la participation à un plan concerté ou à un complot pour l'accomplissement de l'un quelconque des actes qui précèdent". Après un procès équitable ouvert au public et une analyse en profondeur des arguments des avocats de la défense, les éminents juges du TMI conclurent que ceux qui avaient préparé et ordonné des attaques contre leurs pacifiques voisins auraient dû savoir qu'ils violaient le droit international existant.
La genèse du droit pénal international moderne eut lieu dans l'intervalle entre les deux guerres. À la fin de la Grande guerre, les puissances alliées convoquèrent une commission spéciale composée d'experts en droit international pour aborder le sujet de la responsabilité pénale. Robert Lansing, Secrétaire d'État américain, présida la Commission des responsabilités des auteurs de la guerre et sanctions, qui publia un rapport citant plus de 850 criminels de guerre suspectés et établissant une liste de trente-deux activités constituant des crimes de guerre. Préparant le terrain pour le Traité de Versailles, le rapport établissait que "tous les ressortissants de pays ennemis qui avaient commis des violations des lois et coutumes de la guerre ou des lois de l'humanité devaient faire l'objet de poursuites pénales".
Le Traité de Versailles en 1919 remplissaient deux fonctions principales. Il comprenait le Pacte de la Société des Nations, l'institution créée pour établir un ordre mondial pacifique, et il établissait les termes de la paix imposés par les puissances alliées victorieuses. Les perspectives à long terme de la Société des Nations ont été contrariées par le Sénat américain, qui n'a pas ratifié le Traité et n'a jamais manifesté la volonté d'y adhérer. Le Traité instituait en outre une paix intenable.
En plus du rapport, la Commission présidée par Lansing ébaucha la section "Sanctions" du Traité, dont l'accusation publique de l'empereur Guillaume II "pour offense suprême contre la morale internationale et l'autorité sacrée des traités". Mais le Kaiser s'enfuit vers les Pays-Bas pour éviter un procès, et le pays refusa de l'extrader. Bien que le Traité de Versailles encourageait la création de tribunaux militaires administrés par les puissances alliées, les prisonniers de guerre furent finalement rendus à leur pays, soi-disant pour être jugés par une cour spéciale établie en 1921 à Leipzig. La chambre pénale de la Cour impériale de justice n'organisa que douze procès, au cours desquels aucune figure d'importance ne fut jugée. Ce processus fut très impopulaire en Allemagne et ne fit naître aucun sentiment de repentir national. Même si aucune conséquence pratique en terme de poursuites n'en découla, les précédents en matière de responsabilité pénale à la suite du Traité de Versailles signifièrent une avancée vers l'interdiction de la force.
Dans la foulée de Versailles, les deux anciens alliés que sont la France et les États-Unis entamèrent des négociations bilatérales pour rétablir leurs relations, qui s'étaient dégradées en grande partie à cause du refus des États-Unis de pardonner la dette de guerre de la France, ce qui était en soi lié aux réparations allemandes prévues dans le Traité. Ces négociations marquèrent un tournant dans l'histoire de l'interdiction de la force armée. Le pacte multilatéral Kellogg-Briand, signé en 1928 en dehors du cadre de la Société des Nations par l'Allemagne, la France, les États-Unis et plus de soixante autres pays, interdit l'usage de la force pour le règlement de différends de caractère international. Bien que les pays signataires n'en respectèrent pas les termes, le pacte Kellogg-Briand représente tout de même un précédent critique pour le droit pénal international.
Le Pacte Kellogg-Briand et le Traité de Versailles, ainsi que de nombreux autres traités, furent cités par les procureurs lors du procès à Nuremberg pour justifier la cohérence des accusations d'agression avec le droit international existant et avec les principes du procès équitable. Dans son rapport au président Truman du 6 juin 1945, le juge Robert Jackson, en permission de la Cour Suprême des États-Unis pour le poste de procureur en chef pour les États-Unis à Nuremberg, dénonça les "légalismes stériles apparus à l'époque de l'impérialisme pour rendre la guerre respectable". Attirant l'attention sur l'importance des précédents juridiques disponibles, il exhorta à faire preuve de bon sens et à appliquer plus fermement les lois régulant la conduite internationale "afin de rendre la guerre moins attirante pour ces personnes qui ont en leur pouvoir des gouvernements et la destinée des peuples". Les juges du TMI reconnurent que la loi n'était pas statique, mais qu'elle devait s'adapter au besoin d'un monde en évolution. La guerre d'agression, qui auparavant constituait un droit national, fut légalement condamnée en tant que crime international. Le droit international venait de faire un grand pas en avant.
En décembre 1946, la première Assemblée générale des Nations Unies confirme unanimement la validité du procès et des jugements du TMI, qui furent suivis des procès ultérieurs à Nuremberg et des procès pour crimes de guerre à Tokyo. En 1947, l'Assemblée mit en place des commissions chargées de rédiger un projet de code des crimes contre la paix et la sécurité de l'humanité, qui allait devoir se baser expressément sur les principes de Nuremberg, et de préparer le terrain pour l'avènement d'une juridiction pénale internationale permanente pour juger ceux qui violeraient le nouveau code pénal annoncé. Les idéaux des Nations Unies en faveur de la règle de droit furent rapidement confrontés à la réalité politique. Des nations et des groupes aux contextes nationaux, politiques, religieux et éthiques distincts avaient chacun leur perception de ce qui était juste et correct. De plus, les cinq membres permanents s'etaient attribués un pouvoir de véto injuste pour avoir participé à l'effort collectif des Nations Unies: chacun d'entre eux pouvait bloquer toute décision concernant l'application des mesures décidées.
L'argument selon lequel une cour pénale internationale n'était pas nécessaire à moins qu'elle ne dispose d'un code reprenant les crimes à appliquer fut avancé. Aucun code ne pouvait exister sans qu'y soit inclus le crime d'agression, que le jugement de Nuremberg avait qualifié de "crime international suprême". Il se disait que tant que l'agression ne serait pas définie plus spécifiquement, elle ne pourrait pas être inclue dans un statut pénal précis. En effet, l'Assemblée générale détermina que la formulation d'un statut pénal devait être mise en suspens jusqu'à ce qu'une définition soit trouvée. Définir l'agression était la clé indispensable pour ouvrir la porte menant à l'action concernant la cour et le code pénal, la porte ouvrant sur l'ordre conçu à Nuremberg. Ce projet de définition parvint à survivre aux années qui suivirent directement Nuremberg, et ce malgré toutes les difficultés rencontrées.
En plus d'avoir demandé en 1950 à la Commission du droit international de "formuler les principes de droit international reconnus par le Statut de la Cour de Nuremberg et dans l'arrêt de cette Cour", l'Assemblée générale mit également en place plusieurs comités spéciaux successifs, d'abord en 1952, composé de quinze membres, puis en 1954, composé de dix-neuf membres, pour faire face au même problème. On pourrait penser qu'après tant d'années passées à travailler sur le sujet, tous ces spécialistes du droit se seraient finalement accordés sur une définition acceptable si les états les plus puissants avaient été disposés à contenir leur comportement agressif. En vérité, ces états n'étaient tout simplement pas prêts ou déterminés à confier leur sécurité nationale ou leurs intérêts vitaux au jugement d'un organe international impartial."
"Au cours des décennies qui suivirent le Statut du Tribunal de Nuremberg, le crime d'agression resta sans définition et des guerres illégalles continuèrent d'être menées en toute impunité dans plusieurs parties du monde [...]
Au vu des divergences idéologiques parmi les grandes puissances et leurs alliés, les délégués des Nations Unies étaient bloqués. Peu de progrès était visible dans la définition de l'agression ou dans la préparation du code ou de la cour. Pendant que les comités tournaient en rond, des éminents spécialistes du droit prirent leur place et cherchèrent à clarifier les composantes nécessaires à la mise en place d'un système acceptable de restriction de l'usage de la force dans les affaires internationales. Les professeurs McDougal et Feliciano de la Faculté de droit de l'Université de Yale, par exemple, publièrent un livre remarquable en 1961: Law and Minimum World Public Order: The Legal Regulation of International Coercion. Il contenait une analyse en profondeur et très complète qui concluait que seul des contrôles internationaux efficaces de la violence nationale et de la coercition permettrait d'aboutir à un ordre mondial humain. Pour y parvenir, il était indispensable d'inventer et de mettre en place de nouvelles structures d'autorité et de persuader les dirigeants et les peuples de les accepter [...]
Tant qu'aucune définition d'agression n'était convenue, cependant, il n'y avait aucun espoir que des délégués poursuivent la création d'une cour pénale internationale.
Le 14 décembre 1974, en pleine Détente américano-soviétique, l'Assemblée générale adopta la résolution 3314, une définition consensuelle à laquelle sont douloureusement parvenus les comités spéciaux des Nations Unies après près de trente années d'effort. Les 138 États membres n'étaient en aucun cas d'accord sur l'interprétation de toutes les clauses de la définition. Soulignons que la résolution ne fut soumise à aucun vote. Ce consensus était le fruit d'un compromis auquel ils avaient aboutis en incluant des phrases d'une telle ambiguité que chaque adversaire pouvait les interpréter en fonction de son agenda politique. Les huit articles de la définition commençaient par une clause générale se basant sur les termes de la Charte des Nations Unies interdisant l'usage de la force armée. Venaient ensuite des exemples spécifiques de conduites prohibées, telles que l'invasion ou l'attaque. Des clauses de décharge furent ajoutées pour rassurer les états dont le principal souci était de protéger leur droit à l'autodétermination ou de conserver leur liberté face à la domination étrangère. L'ajout des termes vagues "conformément aux principes de la Charte" rendait les clauses d'habilitation tolérables. Vu qu'il était clairement spécifié que le Conseil de sécurité avait le dernier mot sur ce qui constituait ou non une agression, les termes du compromis étaient acceptables aux yeux des membres permanents, qui bénéficiaient d'un droit de véto.
Les nations semblaient avoir oublié, ou avaient voulu oublier, que la définition était au départ censée représenter une partie vitale d'un nouveau code pénal et d'un nouveau système judiciaire [...] De puissants états souverains étaient réticents à abandonner leur prérogative d'utilisation de la force militaire alors que, dans leur opinion, il était nécessaire de défendre ou de promouvoir leurs intérêts nationaux. Robert Rosenstock, l'habile délégué des États-Unis qui encouragea l'adoption de la définition consensuelle, nuança tout de même qu'elle ne constituait qu'un guide pour le Conseil de sécurité et qu'elle n'avait aucune force juridique contraignante. En fait, la définition d'agression était de la poudre aux yeux. Elle reflétait les peurs et les hésitations qui prédominaient toujours dans le monde. Mais le seul fait de son existence, bien que faible, ainsi que les débats prolongés qui ont marqué sa genèse, témoignaient d'une prise de conscience de plus en plus importante que la survie des hommes pourraient dépendre de leur capacité à limiter l'utilisation effrénée de la force internationale. La définition convenue par consensus en 1974 constitua finalement la clé de voûte, ô combien instable, de la construction du code des crimes et de la cour pénale internationale toujours manquants [...]
La mise en place d'une cour pénale internationale fut décidée par une majorité écrasante de cent-vingt à sept, au cours d'une conférence frénétique de cinq semaines à Rome en 1998. Le Statut de Rome entra en vigueur le 1er juillet 2002 après le dépôt du soixantième instrument de ratification le 11 avril 2002 [...] La juridiction [de la Cour] est strictement limitée et est subordonnée aux juridictions pénales nationales. Elle sera compétente uniquement pour les crimes qui touchent l'ensemble de la communauté internationale. La nouvelle cour pénale ne peut s'occuper que des affaires de génocide, de crimes contre l'humanité et les crimes de guerre majeurs, qui furent tous soigneusement définis. Le problème de la définition de l'agression n'était toujours pas résolu [...]
L'agression, la question la plus délicate pour les délégués de la Conférence de Rome, fut évitée grâce à une manoeuvre de dernière minute. Dans l'énumération des crimes contenue dans le Statut, la définition du crime d'agression fut remise à bien plus tard. L'article 5 du Statut règle la compétence de la Cour par rapport à quatre crimes: "a) Le crime de génocide; b) Les crimes contre l'humanité; c) Les crimes de guerre; d) Le crime d'agression." Alors que les articles 6, 7 et 8 donnent une définition des trois premiers crimes de la liste, le deuxième paragraphe de l'article 5 met en veille la compétence de la Cour sur le quatrième crime:
"La Cour exercera sa compétence à l'égard du crime d'agression quand une disposition aura été adoptée conformément aux articles 121 et 123, qui définira ce crime et fixera les conditions de l'exercice de la compétence de la Cour à son égard. Cette disposition devra être compatible avec les dispositions pertinentes de la Charte des Nations Unies."
L'article 123 dispose que sept ans après l'entrée en vigueur du Statut, le Secrétaire général des Nations Unies convoquera une conférence de révision pour examiner tout amendement. L'article 121 dispose qu'une majorité des deux tiers des États Parties est nécessaire pour l'adoption d'un amendement lors d'une réunion de l'Assemblée des États Parties ou d'une conférence de révision après ces sept années [...]
Du point de vue statutaire, il est clairement indispensable de définir le crime pour que la Cour puisse exercer sa juridiction sur celui-ci. Mais en terme de jurisprudence, il n'y a pas vraiment lieu de définir l'agression à nouveau. La définition fournie par le Statut de Nuremberg s'avéra adéquate pour le Tribunal de Nuremberg. Elle fut également confirmée par l'Assemblée générale, ainsi que par la Commission du droit international, après des années d'étude [...] L'obstination à demander une autre définition n'est pas motivée par le respect de la règle de droit, mais [...] par la volonté des grandes puissances de s'y soustraire." |1|
Les grandes puissances étaient toujours opposées, comme elles l'avaient toujours été, à ce qu'un tribunal étranger se prononce sur la légalité de leurs actions militaires. Elles rechignaient à autoriser la CPI à juger les agresseurs. Des petits états répétaient que si la CPI n'était pas autorisée à punir l'agression - "la mère de tous les crimes", elle serait une farce [...] Les exigences consistaient en une nouvelle définition acceptable d'agression et en des garanties que les pouvoirs du Conseil de Sécurité ne seraient pas affaiblis. Personne ne sembla se rendre compte, ou ne voulut se rendre compte qu'en 1974, après des années de négociations, une définition consensuelle d'agression avait été trouvée et acceptée par l'Assemblée générale de l'ONU (GA Res. 3314). Quoi qu'il en soit, l'impasse de Rome concernant le crime d'agression fut surmontée en remettant à plus tard toute discussion dans l'attente d'une conférence de révision qui devait être organisée sept ans après.
En juin 2010, la conférence de révision eut finalement lieu dans la capitale ougandaise Kampala. Les participants semblèrent convenir au début de la conférence que les décisions ne seraient prises que par consensus. "Consensus" signifie bien évidemment que chacun avait un droit de véto sur tout. Dans ces conditions, il serait extrêmement difficile que tous soient sur la même longueur d'onde sur les sujets de grande importance. Pourtant, une définition revisitée d'agression fut finalement adoptée par consensus, celle-ci étant largement basée sur celle de 1974. La modification la plus significative portait sur le fait que l'agression devait être une violation "manifeste" de la Charte des Nations Unies. Ce qu'on entendait par "manifeste" reste incertain. Mais au moins, l'argument commode, mais fallacieux, selon lequel l'agression ne pouvait pas être poursuivie parce qu'elle n'était pas définie, ne pouvait plus être avancé.
Néanmoins, une fois encore, comme ce fut le cas à Rome, sous la pression de puissants états, conférer une juridiction active à la CPI sur le crime d'agression fut refusé. Le compromis cette fois fut d'accepter de reporter l'analyse du problème à une date non précisée après 2017. C'était un écho de la piètre vieille excuse: "le moment n'est pas encore venu." De ce fait, des dirigeants malveillants responsables de ce que le TMI appela "le crime international suprême" restaient hors de portée de la CPI. Si l'on souhaitait les dissuader de provoquer des guerres illégales par la menace d'une condamnation prononcée par une cour appliquant des "principes éclairés et exécutoires", de nouveaux chemins devaient être trouvés pour mettre un terme aux immunités actuelles.
La "Lumière" voit le jour lorsque le besoin de changement se fait sentir. "C'est notre souveraineté qui est en jeu": telle était l'impression erronée qui constituait l'une des principales objections contre de nouvelles règles internationales qui détermineraient la conduite des pays. Pendant des milliers d'années, la guerre fut le chemin menant aux conquêtes, aux richesses et à la gloire. Il y a plusieurs siècles, Thucydide écrivait cette phrase maintes fois citée: "(...) nous le savons et vous le savez aussi bien que nous, la justice n'entre en ligne de compte dans le raisonnement des hommes que si les forces sont égales de part et d'autre ; dans le cas contraire, les forts exercent leur pouvoir et les faibles doivent leur céder." La puissance était décisive. Le droit international n'existait pas.
En 1648, les traités de Westphalie mirent fin au conflit religieux européen de la guerre de Trente Ans en instaurant un système régional d'États souverains en vertu duquel un monarque régnait en maître uniquement au sein de son royaume. Les conquêtes par combat restèrent cependant légitimes. Cette situation se maintint jusqu'à la formation de la Société des Nations, qui reconnut que déclarer une guerre était légal, tant que l'ennemi était prévenu trois mois à l'avance.
Les principes de Nuremberg cherchèrent à mettre en place une norme de droit humanitaire qui s'applicarait à la place des horreurs des conflits armés. Ceux qui refusèrent obstinément d'être liés par de nouvelles normes internationales n'admirent pas que, dans le monde interdépendant et de plus en plus démocratique d'aujourd'hui, la souveraineté n'était plus l'affaire d'un monarque au-dessus des lois, mais l'affaire du peuple. La notion de souveraineté absolue est absolument obsolète.
Les chefs militaires "éclairés" qui firent l'expérience du combat armé apprirent à leurs dépens que le droit vaut toujours mieux que la guerre. Quand Dwight D. Eisenhower, commandant suprême des forces alliées victorieuses lors de la Deuxième Guerre mondiale, devint président des États-Unis, il prononça un discours historique dans lequel il déclara: "Au sens strict du terme, le monde n'a plus le choix entre la force et le droit. Si la civilisation veut survivre, elle n'a d'autre choix que la force du droit." Il faisait écho au général Douglas MacArthur, commandant des forces américaines en Extrême-Orient, qui, en 1946, fit l'éloge de la nouvelle constitution japonaise, par laquelle le peuple japonais renonça à jamais à la guerre en tant que droit souverain. Mac Arthur, un grand héros de guerre, lança un appel pour que la puissance armée soit universellement abandonnée. Il attira l'attention sur la science moderne et avertit que si nous n'arrivions pas à nous débarrasser du passé, "l'humanité pourrait courir à sa perte". L'amiral Mike Mullen, chef d'état-major des armées des États-Unis récemment retraité, a répété à plusieurs reprises qu'il préférait prévenir ou dissuader de faire une guerre plutôt que de combattre. Soulignons qu'interdire l'usage illégal de la force armée vise à protéger tant les militaires que les civils.
Un grand nombre de nos spécialistes en droit international les plus visionnaires, tels que les vénérés professeurs Hersch Lauterpacht, Myres McDougal et son protégé Michael Reisman, accordent que les droits de l'homme de la personne peuvent être mieux protégés par une définition ample et non restrictive des comportements interdits et qu'il est préférable de regarder vers l'avenir plutôt que vers le passé pour instaurer des règles de conduite acceptables. En ce qui concerne les crimes contre l'humanité, le hautement estimé professeur Cherif Bassiouni remarque que "le but de l'interdiction est de protéger contre la victimisation, indépendamment de toute définition juridique ou du contexte dans lequel elle a lieu." Dans son nouveau livre "Unimaginable Atrocities" (Atrocités inimaginables), le professeur William Schabas a reconnu que "la mission de la justice internationale, ainsi que celle des droits de l'homme internationaux, en tant que civilisateur des individus, mais également des nations" était de faire avancer les principes de Nuremberg.
Un nombre incalculable d'organisations non gouvernementales et d'agences officielles de l'ONU ont souligné la nécessité pour l'humanité d'être mieux protégée par le droit. En l'absence de tribunaux compétents et de volonté politique de la part des responsables mondiaux, le droit à la paix proclamé dans une multitude de résolutions ne reste rien d'autre qu'une aspiration, exprimée, mais non applicable. Faire des lois est une chose; les respecter ou les faire appliquer en est une autre. L'évolution du droit international n'a pas encore atteint le stade où les institutions ou les moyens sont disponibles pour une application effective et pacifique du système de droit.
L'existence de la CPI, avec son statut contraignant toutes les parties au traité à honorer leurs obligations, renfermait la promesse tacite que l'avenir serait meilleur que le passé. Cependant, l'espoir ne devient pas réalité sans que des efforts soutenus soient mis en oeuvre pour convaincre les sceptiques.
Pour commencer, les États parties au Statut de Rome qui étaient présents à Kampala doivent désormais ratifier les amendements concernant l'agression, y compris les éléments d'interprétation concernant les amendements, décidés par consensus en 2010. Si les trente ratifications nécessaires ne sont pas atteintes, l'utilité et l'intégrité des efforts fournis à Kampala seront mises en péril. Les États parties qui ont accepté et ratifié le Statut de Rome sont déjà contraints légalement d'assumer la responsabilité primordiale qui leur incombe d'apporter leur soutien aux objectifs et au mandat de la CPI. S'ils ne ratifient pas leurs propres accords, ils se tirent une balle dans le pied.
Professeur Otto Triffterer de l'Université de Salzbourg, l'un des premiers partisans d'une cour pénale internationale, dans sa dernière publication très complète, souligne que le mandat exposé dans le préambule du Statut de Rome insiste sur le "devoir de chaque État de soumettre à sa juridiction criminelle les responsables de crimes internationaux". De la même manière, le préambule parle de répression "dans le cadre national et par le renforcement de la coopération internationale" et signale que la CPI est "complémentaire des juridictions pénales nationales". Le principe de "complémentarité" signifie que l'intervention de la CPI n'est appropriée que lorsque les tribunaux nationaux sont réticents ou incapables d'assurer un procès équitable. Que les tribunaux locaux soient prioritaires relève du bon sens: les victimes peuvent voir que justice est rendue, les preuves sont rapidement accessibles et les coûts sont limités. Naturellement, le Conseil de sécurité, comme prévu dans la Charte des Nations Unies et le Statut de Rome, peut toujours intervenir dans l'intérêt de la paix mondiale.
Il est particulièrement important de signaler que les États peuvent prendre le pas sur les pouvoirs de la CPI et la contourner en instaurant leur propre legislation au niveau interne autorisant leurs tribunaux à juger les crimes réservés à la CPI. Les dirigeants qui violent le droit pénal international doivent répondre de leurs actes devant leurs propres tribunaux et citoyens. Si ce n'est pas possible ou faisable, les responsables de de tueries de masse ne doivent pas s'attendre à ce que le monde ferme les yeux sur leurs crimes, mais à ce que la CPI rende justice en fin de compte.
Navi Pillay, la très respectée Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l'homme, s'adressant à l'Assemblée des États Parties le 12 décembre 2011, a exhorté les nations à remplir leurs obligations en promulguant une législation complète incorporant le Statut de Rome dans leurs codes pénaux nationaux. Elle réclama à l'Assemblée de travailler "dans le but de mettre un terme à l'impunité pour des violations flagrantes des droits de l'homme équivalant aux crimes les plus graves". Elle eut raison de souligner que l'objectif premier "n'est pas d'amener le plus de criminels possible devant la CPI, mais de faire en sorte que les états mettent sérieusement en oeuvre leur obligation de poursuivre les crimes internationaux". Après avoir passé revue le travail de la CPI à l'occasion de son dixième anniversaire, le président du Tribunal, le juge Sang-Hyun Song, fit justement remarquer que "l'aspect le plus crucial de la lutte contre l'impunité a lieu dans chaque pays, dans chaque société et dans chaque communauté partout dans le monde. Les systèmes judiciaires nationaux doivent être suffisamment forts pour pouvoir faire office de principal moyen de dissuasion dans le monde".
Le Comité consultatif du Conseil des droits de l'homme sur le droit des peuples à la paix a récemment lui aussi souligné qu'il existe un droit universel pour tous les peuples à vivre libre de toute utilisation de la force dans les affaires internationales, et que les états devraient jouer leur rôle pour que ces droits soient respectés. Le réseau via lequel les responsables de crimes internationaux peuvent être appréhendés et amenés devant la justice est toujours en construction. Mais si le nombre d'états suffisant respecte leur responsabilité première et reconnue d'appliquer la règle de droit, les dirigeants responsables de nombreuses violations des droits de l'homme n'auront au final plus d'endroits où se cacher.
Une nouvelle législation pénale nationale est maintenant nécessaire pour avertir les auteurs de violations des droits de l'homme que leurs agissements barbares ne seront plus tolérés. Pour ce qui est des sanctions contre le crime d'agression, le cadenas ne sera malheureusement pas enlevé de la porte close de la CPI avant une date non précisée après 2017 au plus tôt. Cependant, l'essence de ces crimes odieux pourrait trouver sa place dans les juridictions pénales internes des nations pacifistes. Précisons que le Conseil de sécurité n'a pas besoin de donner son aval lorsqu'il s'agit de lois nationales protégeant le droit à la vie ou d'autres objectifs humanitaires et pacifiques.
Il est bien sûr inévitable que des divergences d'opinions surgissent sur des thèmes aussi difficiles que la guerre et la paix. Les puissants états qui préfèrent compter sur leur propre force militaire non contrôlée sont toujours libres de faire à leur idée. Tant que ces divergences sont traitées par des moyens pacifiques, elles méritent le respect. Mais l'emploi de la force armée, notamment contre des civils innocents, ne peut être toléré. Si le Conseil de sécurité échoue dans son devoir de maintien de la paix, d'autres moyens légitimes doivent être trouvés pour protéger les victimes innocentes et mettre fin au scandale de l'immunité dont bénéficient les dirigeants responsables du crime atroce de la guerre illégale. L'expérience récente a montré que lorsque la violence illégale devient insupportable, l'indignation, avivée puis attisée dans les tribunaux de l'opinion publique, peut finir par renverser des tyrans. Bien sûr, une résolution légale et pacifique de tels conflits serait plus humaine et dans l'intérêt de tous.
Bien que l'uniformité serait préférable, les systèmes juridiques diffèrent selon les pays, et une terminologie distincte pourrait s'avérer nécessaire pour permettre aux codes pénaux nationaux de restreindre l'emploi illégal de la force. Si le terme "agression" apparaît trop sensible politiquement, les États pourraient envisager de criminaliser cet acte sous une description plus générale. "L'emploi illégal de la force" devrait être reconnu et condamné comme un "crime contre l'humanité". Il devrait évidemment faire l'objet d'une définition et d'une explication plus explicite, mais cela pourrait pousser les groupes militants extrémistes ou les états à suspendre leurs actions ou à renoncer à causer de grandes souffrances à une foule de victimes qui n'ont rien à se reprocher.
Même les pays les plus puissants pourraient un jour mesurer la valeur d'une diminution de leur puissance militaire. Les constitutions japonaise et allemande d'après-guerre, par exemple, contiennent des dispositions reconnaissant que l'agression est un crime et limitant leur droit à l'emploi de la force armée, sauf en cas de légitime défense.
De nombreux autres états condamnent plusieurs violations des droits de l'homme, telles que le génocide, l'apartheid, la torture et d'autres crimes contre l'humanité. Elles sont punissables devant leurs tribunaux, car elles sont considérées comme faisant partie du droit international coutumier auquel chaque pays devrait être contraint. D'autres pays ne reconnaissent pas le droit international coutumier à moins qu'il ne soit inclus dans leur législation. L'humanisation des pratiques les plus inhumaines de l'homme doit être un processus continu dans l'intérêt de toute l'humanité.
Évidemment, beaucoup de petits états pourraient avoir besoin d'aide pour adapter leur législation interne aux nécessités ou menaces contemporaines. La CPI devrait, en guise de "complémentarité positive", assister les états à réduire le fossé de l'impunité qui existe aujourd'hui pour des crimes qui furent universellement proscrits à Nuremberg. Il faut leur faire savoir que s'ils échouent dans leur devoir de protéger leurs citoyens du massacre, les dirigeants responsables pourront être traduits en justice à La Haye pour leurs actes inhumains. De la même manière, les ONG et autres institutions de défense ont un rôle précieux à jouer dans l'information et la stimulation du soutien du public général et des législateurs sensibles à la cause. L'objectif serait d'inclure au sein des codes pénaux nationaux l'ensemble des crimes qui furent punis à Nuremberg et qui sont inscrits en tant que crimes par la CPI et par d'autres tribunaux internationaux. L'application du droit humanitaire commence chez soi [...]
Le Statut de Rome qui régule la CPI décrit les paramètres de tous les crimes se trouvant sous sa juridiction actuelle. L'énumération de certaines actions sous la catégorie "crimes contre l'humanité" dans le statut de la CPI et dans d'autres codes similaires n'a jamais eu la prétention d'être exhaustive ou exclusive. Des crimes classifiés séparément comme "génocide" et "agression" étaient traités par des comités des Nations Unies distincts, alors qu'ils auraient très bien pu être englobés dans la catégorie plus large de "crimes contre l'humanité". Le statut de la CPI reprend, par exemple, des actes qualifiés de crimes contre l'humanité: meurtre, esclavage, apartheid, viol, torture, et une demi-douzaine d'atrocités similaires. L'énumération finale des types d'agissement constituant des crimes reprend une catégorie "fourre-tout": "Autres actes inhumains de caractère analogue causant intentionnellement de grandes souffrances ou des atteintes graves à l'intégrité physique ou à la santé physique ou mentale." Cette disposition est en accord avec le langage du TMI et avec les statuts et la jurisprudence des tribunaux ad hoc mis en place par le Conseil de sécurité.
Le caractère précis de ces "autres actes inhumains" en tant que crimes contre l'humanité a été laissé à l'interprétation des tribunaux et des juges. La porte a été laissée délibérément ouverte pour que d'autres actions inhumaines imprévisibles, qui auraient pu passer au travers de l'examen judiciaire, puissent être incluses par la suite. Nuremberg définit correctement l'agression comme étant "le crime international suprême", car il renfermait tous les autres crimes. Même si l'appellation "agression" n'est pas employée, les conséquences de l'utilisation de la force armée illégale sont tout autant répréhensibles et ne devraient pas pouvoir échapper à la criminalisation pour une question de nomenclature.
Il semble par conséquent utile d'envisager un projet ou un modèle de code visant à définir les conditions dans lesquelles l'emploi illégal de la force pourrait tomber sous la coupe des crimes contre l'humanité, éventuellement sous une catégorie de crime reprise dans les "autres actes inhumains". En substance, une législation nationale dans l'ordre d'idées suivant est essentielle:
"Toute personne responsable de l'emploi illégal de la force armée en violation de la Charte des Nations Unies, qui résulte inéluctablement et inévitablement en la mort d'un grand nombre de civils, est susceptible d'être sanctionnée pour crimes contre l'humanité."
Limiter le crime aux personnes responsables implique l'existence d'un leadership. Ce qui est illégal est clairement exposé par la Charte des Nations Unies: il existe un droit inhérent de légitime défense, individuelle ou collective, dans le cas d'une agression armée (art. 51), et le Conseil de sécurité peut entreprendre toute action qu'il juge nécessaire au maintien de la paix (art. 42). Si ces deux conditions ne sont pas remplies, l'emploi de la force armée est illégal.
Soulignons que ceux qui entreprennent une utilisation légale de la force armée entrent dans une catégorie tout à fait différente. L'emploi légitime de la force est autorisé tant que cette force est appliquée proportionnellement au préjudice que l'on cherche à réparer et en accord avec les règles établies du conflit armé. C'est l'emploi illégal de la force qui constitue un crime contre l'humanité, car il bouleverse la conscience humaine en violant des normes fondamentales du comportement humain jugé acceptable.
Toutes les garanties de la procédure régulière et du procès équitable doivent bien sûr s'appliquer tant aux tribunaux nationaux qu'internationaux. La CPI peut par exemple uniquement se pencher sur les "crimes les plus graves qui touchent l'ensemble de la communauté internationale". Il faut démontrer que le crime contre l'humanité a été commis dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile et en connaissance de cette attaque. Le procureur doit prouver que l'accusé "entend causer cette conséquence ou est conscient que celle-ci adviendra dans le cours normal des événements" (art. 30). Les juges et le procureur doivent tenir compte de la gravité du crime et décider si l'enquête servirait les intérêts de la justice (art. 53). La loi doit être strictement interprétée et non étendue par analogie. Ce sera aux juges de décider, plutôt qu'aux protagonistes, si certains actes spécifiques font partie des "autres actes inhumains" prévus par la loi.
Avec une telle panoplie de garanties, les dirigeants qui n'ont pas l'intention de faire usage de la force illégalement n'ont pas à craindre leurs tribunaux ou la CPI. Ils devraient plutôt accueillir cette extension du droit international comme un bouclier protecteur pour eux-mêmes et leurs citoyens. Il est vrai qu'il est peu probable que des tribunaux traduisent en justice leurs propres dirigeants tyranniques. Mais des changements de régime ne sont pas rares, et une justice indépendante et transparente peut apporter justice au lieu de vengeance.
La communauté internationale, frustrée par son inhabilité politique à faire usage de la force armée légalement, a inventé une nouvelle justification sous la forme de "responsabilité de protéger". Mais n'oublions jamais que des objectifs louables ne doivent pas être poursuivis par des moyens illégaux. L'intervention humanitaire ne doit pas servir de camouflage pour des objectifs politiques non avoués. L'emploi de la force armée n'est légitime que dans les circonstances permises par la Charte des Nations Unies. Décider de la légitimité ou de l'illégalité de la force armée ne doit pas incomber aux protagonistes biaisés et travaillant dans leur propre intérêt, ni à leurs alliés. On demande aux procureurs et aux juges de la CPI de tenir compte de toutes les circonstances pertinentes, en ce inclus des circonstances atténuantes, afin de servir les intérêts de la justice. Une décision judiciaire juste et transparente, rendue par des juges des deux sexes et de plusieurs nationalités appliquant des règles de droit humanitaires, reste le chemin le plus sûr vers la paix.
Le Règlement de procédure de la CPI et les décisions des tribunaux spécialisés créés par le Conseil de sécurité pour se prononcer sur les horreurs commises au siècle passé sont en train de forger une jurisprudence précieuse par laquelle la légalité de l'inhumanité humaine peut être jugée. Si un seul meurtre peut être considéré comme un crime contre l'humanité, il n'y pas de doute que la mutilation et l'assassinat de milliers d'innocents pourraient être reconnus comme étant des crimes punissables par des tribunaux compétents, qu'ils soient locaux, régionaux ou internationaux.
Personne ne doit s'attendre à ce que tous les crimes soient éliminés en les rendant punissables localement ou internationalement. Comme l'a sagement résumé professeur Theodor Meron, spécialiste du droit internationalement reconnu et actuel président du Tribunal pénal international pour l'ex- Yougoslavie, "pour véritablement humaniser le droit humanitaire, il serait nécessaire de mettre un terme à tous les types de conflits armés". Il a bien évidemment raison. Une vaste matrice d'améliorations sociales serait également essentielle. La menace de sanctions a bel et bien un effet dissuasif; la garantie que le responsable ne pourra pas être jugé ou ne le sera pas ne peut qu'encourager la criminalité. S'il est possible de prévenir l'emploi illégal de la force armée, ne serait-ce que dans une faible mesure, l'effort de sauver des vies humaines et le trésor que celle-ci suppose en vaut largement la peine.
Des guerres internes et externes brutalisant des êtres humains continuent de défigurer le paysage humain. Les nouvelles technologies augmentent la capacité de l'homme à tuer ses congénères. La menace envers l'humanité posée par l'emploi illégal de la force armée par des nations et par des groupes militants grandit de jour en jour. Puisque nous avons été capables d'inventer un moyen de détruire toute vie, il est difficile de croire que nous ne possédons pas l'intelligence et la capacité d'empêcher d'en arriver là. Il y a évidemment ceux qui croient encore, à l'instar de Thucydide, que les guerres sont inévitables et que les gens agiront uniquement dans leur intérêt. Pourtant, dans le monde d'aujourd'hui, interdépendant et potentiellement annihilateur de vie, n'est-il pas dans l'intérêt de toutes les nations de tout mettre en oeuvre pour prévenir la guerre ? L'idée que la guerre est une manifestation immuable d'une certaine providence divine ne tient pas la route au regard d'une analyse intelligente et avisée. La guerre n'est jamais divine. La guerre, c'est l'enfer. La volonté de certains d'accepter la violence comme arbitre final des querelles nous a amené un monde de terreur, de génocides, de massacres à grande échelle d'enfants et d'autres atrocités qui soulèvent la question de l'humanité des humains.
Lors de son discours d'adieu en 1961, le président Eisenhower mettait en garde contre le pouvoir d'un complexe militaro-industriel travaillant dans son seul intérêt, qui ne pourrait être contrôlé que par "des citoyens éclairés et alertes". Une idéologie ne se détruit pas avec un pistolet. Il faut la remplacer par une idéologie plus acceptable. La logique de la puissance armée nourrit le crime. Toutes les guerres transforment des hommes bien en temps normal en des meurtriers. Qu'il s'agisse de nations ou de bandes armées, les factions doivent apprendre à résoudre leurs différends sans recourir au meurtre de leurs adversaires et de leurs voisins. La règle de droit, au niveau national et international, indique le chemin à emprunter pour que le monde devienne plus humain. Ne pas faire appliquer le droit met en péril le système du droit lui-même.
Le scepticisme est compréhensible, mais si l'on souhaite du changement, l'inaction est intolérable. Lorsque le Statut pour la Cour pénale internationale vit le jour à Rome, le secrétaire général de l'ONU, Kofi Annan, le surnomma "L'espoir pour les générations à venir". Les législateurs, les diplomates, les étudiants, les professeurs, les dirigeants religieux, les organisations non gouvernementales et tous les segments de la société doivent être avertis de l'importance vitale de développer un droit pénal à l'échelle nationale et internationale afin que les droits fondamentaux de l'homme soient protégés partout dans le monde. Rien n'est plus important que le droit à la vie. Le procès des accusés à Nuremberg fut, pour reprendre les paroles brillantes du discours d'ouverture du juge Jackson, "l'un des hommages les plus significatifs que le Pouvoir ait jamais rendus à la Raison". Ne pas reconnaître que mener des guerres illégales est un crime contre l'humanité et un acte punissable signifie le rejet de Nuremberg et constituerait un triomphe tragique du Pouvoir sur la Raison. "Le droit, et non la guerre" reste ma devise et mon espoir. |2|
Radio Nizkor
Charleroi, Belgique, 17 juillet 2013.
Notes:
1. Benjamin B. FERENCZ, préface de Aggression and World Order: A critique of United Nations Theories of Aggression par Julius Stone (Clark, New Jersey: The Lawbook Exchange Ltd., 2006), iii-xix. [Retour]
2. Benjamin B. FERENCZ, Illegal Armed Force as a Crime Against Humanity, 2012, pp. 6-24. Également disponible en français et en espagnol. [Retour]
*. Note documentaire:
Afin de retracer l'histoire de l'activité juridique et politique concernant l'interdiction du recours illégal à la force armée, qui remonte à près d'un siècle, Radio Nizkor a eu recours à deux ouvrages de Benjamin Ferencz, ancien procureur à Nuremberg et partisan de la paix depuis toujours.
Le premier ouvrage date de 2005. Il s'agit d'une préface écrite par Benjamin Ferencz pour le livre de Julius Stone Aggression and World Order: A Critique of United Nations Theories of Aggression. Nous avons repris les parties se rapportant à la période allant de la fin de la Première Guerre mondiale jusqu'à 1998, année où le crime d'agression fut inclus parmi les crimes centraux sur lesquels la Cour pénale internationale (CPI), dont le Statut venait d'être approuvé, allait exercer sa juridiction.
Le second ouvrage est un article écrit en août 2012 par B. Ferencz, destiné à être publié dans une revue juridique. Il s'intitule L'utilisation illégale de la force armée en tant que crime contre l'humanité. Nous avons extraits les passages expliquant les développements qui ont eu lieu dans ce domaine crucial du droit pénal international entre l'adoption d'une définition du crime d'agression à Kampala en 2010, pour l'inclure au Statut de la CPI, et aujourd'hui.
Les notes ont été omises.
Traduction vers le français des versions originales en anglais réalisées par Equipo Nizkor le 25 septembre 2013. [Retour]
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