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18fév13
Les manuscrits sauvés de Tombouctou
Il aura fallu une guerre au Mali pour que le mythe de Tombouctou resurgisse.
Et ce sont des "extraterrestres" du djihad, travestis en islamistes radicaux belliqueux, qui l'ont réveillé. Une première fois, en décembre 2012, à travers une mise en scène de la destruction d'un mausolée, organisée devant une population locale ahurie. Puis, un mois plus tard, par un autodafé de quelques ouvrages religieux entreposés dans une aile des nouveaux locaux de la bibliothèque Ahmed-Baba, inaugurés en 2009.
Comment la population tombouctienne, ethniquement composite mais pour l'essentiel musulmane et modérée, pouvait-elle comprendre l'agression de ses "frères" à l'endroit d'une trace écrite aussi rare qu'érudite ? Mais, heureusement, dès la fin du mois d'août, une poignée de responsables des 32 bibliothèques familiales de Tombouctou (dont on taira les noms pour des raisons de sécurité) ont discrètement et régulièrement acheminé en 4 × 4 plus de 80 % des manuscrits dans des cantines en fer pour les cacher dans le sud du pays dans des lieux sûrs. Ces mêmes familles, dans les années 1990, avaient dénoncé les trafics de manuscrits de Tombouctou qui fleurissaient à Genève ou à New York mais laissaient de marbre les autorités maliennes.
Les djihadistes ont donc pénétré dans la bibliothèque Ahmed-Baba, où il ne restait qu'une centaine d'ouvrages religieux des XIXe et XXe siècles et quelques manuscrits à l'intérêt tout relatif par rapport à ce qui est "planqué", confie un expert du dossier. Toujours est-il qu'en déclarant, le 2 février, à Bamako que "la France fera ce qu'il faut pour restaurer le patrimoine malien" le président François Hollande, accompagné de la directrice générale de l'Unesco, Irina Bokova, redonne au mythe de Tombouctou, ville classée au patrimoine mondial, un attrait inattendu.
Mémoire écrite impressionnante
Mais quel mythe ? Celui entretenu pendant trois siècles par la flamboyante Description de l'Afrique de Léon l'Africain (1526), dans laquelle il est dit que "quantité de médecins, de lettrés, de juges, de commerçants, échangent de l'or et du sel à Tombouctou" ? Ou celui du vaillant René Caillié, premier explorateur à revenir vivant, mais déçu, de Tombouctou en 1828 ? Ni l'un ni l'autre. Il existe en revanche dans cette cité millénaire une mémoire écrite impressionnante, dont l'origine remonte au XIIIe siècle et dont on ne prendra la mesure qu'au tournant du XXe siècle.
Tout commence en 1853, quand l'archéologue allemand Heinrich Barth découvre l'existence du Tarikh es-Soudan, une chronique en arabe sur la vie quotidienne à Tombouctou, rédigée vers 1650 par Abderrahmane Es-Sa'di. Elle indique que, dès le XIVe siècle, "des lettrés accourent du Caire pour s'y former".
Une quinzaine d'années après, c'est un certain Bonnel de Mézières qui découvre par hasard un nouveau recueil de chroniques, le Tarikh el-Fettach. Les traductions commencent. Celle de 1913, d'Octave Houdas, professeur à l'Ecole des langues orientales de Paris, fait autorité : "Au XVIe siècle, est-il écrit, Tombouctou n'avait pas sa pareille parmi les villes du pays des Noirs pour la solidité des institutions, les libertés politiques, la pureté des moeurs, la sécurité des personnes et des biens, la compassion envers des étrangers, la courtoisie à l'égard des étudiants et des hommes de science."
Dès lors, les esprits s'agitent. Des Occidentaux, écrivains (Paul Morand, Albert Londres...), et des historiens africains font le voyage à Tombouctou. Sa réputation enfle, jusqu'au jour où l'Unesco décide, en 1970, de créer un centre de documentation et de recherches pour sauvegarder les manuscrits. On lui donne le nom d'Ahmed Baba (1556-1627), un savant qui doit sa gloire à sa bibliothèque de 1 600 volumes.
100 000 manuscrits à Tombouctou et dans sa région
Pourtant une grande ignorance entoure ces manuscrits. Celle des Européens des Lumières d'abord, hostiles à la remise en question du dogme gréco-romain de l'origine de la connaissance. Celle des Africains, opposés à toute transgression du magistère de l'oralité. C'est ainsi que, durant les treize jours qu'il passe à Tombouctou, René Caillié ne voit ni n'entend rien. Et, hormis le colonel Archinard, les colons français installés depuis 1894 à Tombouctou ne devinent rien de l'existence de ces manuscrits. Il est vrai qu'ils sont cachés dans des greniers...
Certes nos grands africanistes français du XXe siècle ont fait oeuvre d'anthropologie, mais comment imaginer si peu de curiosité scientifique ? Si "le meilleur de la civilisation écrite de l'Afrique est à Tombouctou", aime dire l'ex-ministre de la culture du Mali, le cinéaste Cheick Oumar Sissoko, la cité n'en a pas le monopole. Selon l'historien malien Mahmut Zouber, le Mali recèlerait environ 900 000 manuscrits, dont 100 000 à Tombouctou et dans sa région.
C'est aux copistes que l'on doit d'avoir accumulé autant de manuscrits. Les textes des philosophes grecs de l'Antiquité profitent des caravanes qui, entre le XIIIeet le XVIIe siècle, sillonnent le désert entre Le Caire et Fès pour se poser chez des oulémas de Tombouctou, ces savants réputés dont le métier est d'enseigner et d'interpréter les textes religieux. Tel Ahmed Baba, ces savants cogitent, critiquent, contestent. Leur pensée se fixe sur des parchemins - de la peau de mouton ou du papier d'Orient. Ainsi, Sidi Yahia, au milieu du XIVe siècle, invite à croiser l'astronomie, l'astrologie et les mathématiques pour mieux prévoir "les phénomènes climatiques extraordinaires".
Les mêmes savants spéculent par écrit sur l'émancipation des esclaves, le statut des femmes, l'activité sexuelle des couples. Les travaux manuscrits consacrés à la géomancie, à la philologie et à la chimie, aux méfaits du tabac ou à la chirurgie optique démontrent un goût pour l'érudition et la transmission. La production de savoir in situ ne concerne pas uniquement le champ des sciences. On assiste plutôt, pendant ce "siècle d'or" de l'Empire songhaï (1458-1591), à la sacralisation des vertus de la connaissance. Celle du droit surtout, et plus précisément de la gouvernance.
La "fabrication du savoir"
La découverte tardive de la charte du Mandé, au XIIIe siècle, indiquera déjà la disponibilité à penser l'Etat moderne. Selon l'historien Cheikh Anta Diop, mort en 1986, le décryptage des institutions politiques du gigantesque empire du Mali de l'époque a permis de découvrir, dès la fin du XIIe siècle, l'existence d'un conseil du peuple capable de révoquer le chef de gouvernement de l'empereur.
La "fabrication du savoir" à Tombouctou ne ressemble à aucun système éducatif connu jusqu'alors. Contrairement au mythe répandu, il n'existe pas une université à proprement parler, celle de Sankoré, souvent citée, mais une centaine d'écoles éclatées dans une ville qui compte jusqu'à 100 000 habitants au XVIe siècle. Lors de son passage, Léon l'Africain est subjugué par la capacité des étudiants à réciter par coeur des passages du Coran comme par celle de faire restituer des leçons d'algèbre à de jeunes enfants.
Contrairement aux Européens qui inventent des moyens mnémotechniques pour assimiler les Analytiques d'Aristote, à Tombouctou, on poétise en versifiant les textes. Cette pratique académique, reprise en Orient ou en Afrique du Nord, démontre le caractère référentiel de l'"université" de Tombouctou, ce qui encourage les savants à y enseigner. Abderrahmane Es-Sa'di, l'auteur du Tarikh es-Soudan, cite l'exemple d'un lettré du Caire qui, constatant son niveau, retourne se perfectionner à Fès avant de revenir professer à Tombouctou.
Mais, d'après le recteur d'Alger Georges Hardy (1884-1972), auteur d'une Vue générale de l'histoire d'Afrique (1942), c'est aussi "cet excès de perfectionnement islamique dans l'art d'enseigner [qui] a valu au Soudan africain d'échapper à l'intérêt premier des Chrétiens, c'est-à-dire des Européens". Nous y revoilà.
En se focalisant sur le seul monde arabe, Tombouctou s'isole des foyers latins éloignés tout en continuant malgré elle d'y cultiver son mystère. Cette émulation éducative permet cependant à la ville de rayonner partout en Afrique et d'en faire commerce. Ici tout s'achète et se vend, comme en attestent les actes de commerce rédigés par les copistes et retrouvés dans les bibliothèques : l'or et le sel, mais aussi les cours de droit (fiqh), de grammaire, de rhétorique, de logique, d'astronomie, d'histoire et de géographie.
Une masse de manuscrits éparse et désorganisée
Selon l'historien Jean-Louis Triaud, le besoin de livres est tel que "très tôt se développe une industrie de la copie des ouvrages, venue du Nord, mais surtout de la production de résumés (mukhtasar) et de commentaires explicatifs (sharh, hashiyya), sortes de mémentos à usage des lettrés professionnels".
Là est l'explication de cette masse de manuscrits éparse et désorganisée. C'est en farfouillant dans la bibliothèque familiale Mama-Haidara que Georges Bohas, professeur d'arabe à l'Ecole normale supérieure de Lyon, découvre, en 2005, l'existence d'un récit intitulé Histoire du Bicornu. Il s'agit d'une version arabe du Roman d'Alexandre, probablement écrite au XVIIe siècle.
Le coup d'arrêt de cette ébullition intellectuelle survient en 1591, quand le sultan du Maroc, Ahmed El-Mansour, décide d'occuper Tombouctou, de piller ses richesses en sel et en or, puis d'y massacrer sa population. Le traumatisme est immense.
Le savant Ahmed Baba est épargné grâce à sa notoriété mais emprisonné avec ses livres à Fès. "Dès lors, les populations prennent peur et se mettent à cacher leurs manuscrits", explique Sadd Traoré, diplômé de l'Ecole des hautes études en sciences sociales et originaire de Tombouctou.
Toutes les grandes familles de la ville possèdent ainsi, depuis plusieurs générations, des cantines en fer rouillées dans lesquelles les manuscrits sont entreposés sous forme de liasses. Ils sont pour l'essentiel écrits en ajami, une langue qui mélange l'arabe avec l'haoussa, le bambara, le tamasheq, le songhai ou le peul.
Cet impressionnant corpus de textes reste dans un état précaire. Et méconnu. Trop peu de documents sont numérisés pour être exploités, très peu de traductions existent pour les rendre accessibles au public, il n'y a pas assez de catalogage pour s'y retrouver.
Les soutiens internationaux privés et publics existent (celui de larégion Rhône-Alpes en est un bon exemple), mais la valorisation historique des manuscrits reste freinée par une trop grande inertie des pouvoirs publics. Pour autant, les événements en cours pourraient précipiter une prise de conscience salutaire, car la reconnaissance de la mémoire écrite est peut-être le meilleur moyen d'en finir avec ceux qui répètent que "l'Afrique n'a pas d'histoire".
[Source: Par Jean-Michel Djian, Le Monde, Paris, 18fév13]
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