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09jul08

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Contenu du rapport du Ministère public de l'Audiencia Nacional en faveur de la compétence de cette dernière et de l'admission de la plainte déposée dans l'affaire des victimes espagnoles des camps nationaux-socialistes.


MINISTÈRE PUBLIC DE L'AUDIENCIA NACIONAL

Procédure préliminaire n°211/08
Tribunal central d'instruction n°2

LE PROCUREUR, en réponse à la décision du 23 juin dernier sur la compétence de la justice espagnole pour connaitre de la procédure engagée par l'introduction de la plainte [du 19 juin 2008], déclare au tribunal ce qui suit:

1.- La plainte introduite porte sur des crimes contre l'humanité perpétrés au cours des faits exposés dans la plainte et dont voici un résumé:

Plus de 7000 Espagnols furent emprisonnés dans le camp de concentration national-socialiste de Mauthausen. Plus de 4300 d'entre eux y périrent. Tel fut également le cas dans les camps de Sachsenhausen et de Flossenbürg. Au cours de la période comprise entre 1942 et avril 1945, des milliers de personnes, dont de nombreux Espagnols, furent internés dans ces camps. Les prisonniers furent soumis aux programmes d'extermination mis au point par le régime national-socialiste et furent détenus contre leur volonté en raison de leur race, de leur religion, de leur nationalité ou de leurs convictions politiques. Les prisonniers internés dans ces trois camps firent l'objet des pires maltraitances, des pires abus, y compris d'assassinats.

Une grande partie des prisonniers espagnols arrivèrent en convois de déportés qui provenaient de différentes villes européennes. Ils furent violentés et soumis à des traitements inhumains, entraînant souvent leur mort.

Les personnes suivantes servirent dans ces camps en tant que gardes armés appartenant aux SS Totenkopf:

- Johann Leprich
- Anton Tittjung
- Josias Kumpf
- Iwan (John) Demjanjuk

D'après ce qui est énoncé dans la plainte, il est prouvé, dans de nombreux rapports et preuves basés sur des documents, que les personnes susmentionnées, toutes membres du bataillon des SS Totenkopf et ayant servi comme gardes armés dans les différents camps de concentrations susdits, prirent part aux persécutions et aux maltraitances infligées aux internés.

2.- Comme le rappelle la Cour de cassation espagnole dans son arrêt du 25 février 2003 « l'extension du principe d'extraterritorialité du droit pénal, par conséquent, se justifie par l'existence des intérêts particuliers de chaque État. Ceci explique que, aujourd'hui, l'acceptation à l'échelle internationale en ce qui concerne la poursuite des auteurs de délits commis hors du territoire d'un État, sur base du principe réel, de protection ou de défense des intérêts [nationaux] et sur base du principe de personnalité active ou passive, est indiscutable. Dans cette affaire, l'établissement unilatéral d'une telle juridiction prend tout son sens et se base essentiellement, bien que pas exclusivement, sur le besoin d'un État national de pourvoir à la protection de ces intérêts ».

Comme il est stipulé dans cet arrêt et comme il est rappelé dans l'arrêt du 8 mars 2004 de la Cour de cassation, aucun État n'est tenu de chercher unilatéralement à les [les auteurs de délits] poursuivre partout dans le monde, en ayant recours au droit pénal. Il faudrait plutôt un point de rattachement qui légitime l'extension de sa juridiction sur d'autres territoires.

La poursuite du délit doit se limiter à trouver un point de rattachement avec les intérêts de l'État - des personnes de nationalité espagnole dans ce cas-ci - qui veut engager la poursuite, en ce sens que la juridiction nationale doit s'occuper des affaires pour lesquelles le délit n'a pas été poursuivi à l'endroit où il a été commis ou qui n'a pas été poursuivi par une autre instance judiciaire, même internationale, afin d'empêcher que les infractions qui vont à l'encontre des intérêts communs de tous les États, ne restent impunies - but ultime du principe d'universalité du droit pénal. Cette circonstance n'apparaît toutefois pas dans l'affaire ici traitée.

Dans l'arrêt susdit du 25 février 2003 et dans celui du 8 mars 2004, il est déclaré « que le principe d'intervention minimale d'un État dans les affaires d'un autre État (article 2.7 de la Charte des Nations Unies) admet des limitations en référence aux droits de l'homme, mais ces limitations sont seulement incontestables à partir du moment où la possibilité d'intervention est soit conclue entre États via des accords soit décidée par la Communauté Internationale », ce qui nous renvoie à ce qui est stipulé dans le Statut de Rome de la Cour pénale internationale.

De cette manière, la Cour de cassation espagnole, par ses arrêts du 25 février 2003 et du 20 mai 2003, ainsi que par l'arrêt du 26 septembre 2005 (affaire Guatemala) de la Cour Constitutionnelle espagnole, sera l'instance judiciaire qui établira les conditions nécessaires pour que la justice espagnole puisse connaître de l'affaire. A cette fin, iI doit exister un lien logique avec un intérêt de l'État espagnol et avec la poursuite du délit de génocide à laquelle il aspire. Dans ce cas-ci, la nationalité des victimes constitue ce lien, étant donné que la plainte porte sur le délit de génocide commis sur des Espagnols.

3.- Il faut garder à l'esprit que la Convention du 9 décembre 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide (à laquelle l'Espagne a adhéré le 13 septembre 1968 et qui est entrée en vigueur le 13 décembre de cette même année) stipule dans son article 6 que « Les personnes accusées de génocide ou de l'un quelconque des autres actes énumérés à l'article III seront traduites devant les tribunaux compétents de l'État sur le territoire duquel l'acte a été commis, ou devant la cour criminelle internationale qui sera compétente à l'égard de celles des Parties contractantes qui en auront reconnu la juridiction ». Comme le rappelle l'arrêt du 8 août 2004 de la Cour de cassation en ce qui concerne ce délit, la Convention dans son article huitième stipule que « Toute Partie contractante peut saisir les organes compétents de l'Organisation des Nations Unies afin que ceux-ci prennent, conformément à la Charte des Nations Unies, les mesures qu'ils jugent appropriées pour la prévention et la répression des actes de génocide ».

Tout ceci s'applique parfaitement au délit présumé de torture mentionné dans la plainte, à plus forte raison si l'on tient compte du contenu de l'article second de la Convention de 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (ratifié par l'Espagne le 21 octobre 1987), qui prévoit que « Tout État partie prenne des mesures législatives, administratives, judiciaires et autres mesures efficaces pour empêcher que des actes de torture soient commis dans tout territoire sous sa juridiction », en fixant évidemment comme juridiction principale et primaire celle de l'État où le délit a été commis et, selon nous et pour les raisons exposées, où il existe au moins un lien avec les victimes présumées.

Aucun instrument international - que ce soit la Convention du 14 décembre 1973 sur la prévention et la répression des infractions contre les personnes jouissant d'une protection internationale, y compris les agents diplomatiques ou la Convention du 16 décembre 1970 pour la répression de la capture illicite d'aéronefs ou encore les conventions plus récentes telles que la Convention internationale du 9 décembre 1999 pour la répression du financement du terrorisme - ne prévoit de manière expresse une juridiction universelle. De ce fait, il est nécessaire de l'interpréter en veillant aux termes employés et à la portée de cette dernière.

Par conséquent, en mettant en relation le contenu de ces Conventions avec l'art. 23.4 de la loi organique de 1985 sur le pouvoir judiciaire, l'art. 607 du code pénal qui réglemente le délit de génocide et l'article 173 et suivants de ce même texte sur le délit de torture seraient d'application pour toute personne qui commet un des délits mentionnés dans lesdites conventions, indépendamment du lieu où ce délit a été commis, quand il y a une relation ou un lien avec l'État qui veut engager une poursuite.

La catégorie des crimes contre l'humanité, d'origine coutumière, est une catégorie préexistante du droit international et interdit les traitements inhumains contre la population civile et les persécutions à caractère politique, racial ou religieux ; cette interdiction est une norme impérative [de droit international] jus cogens, ce qui oblige les États à poursuivre et à punir ces actes. L'interdiction de commettre des crimes contre l'humanité relève du droit international coutumier en vigueur depuis plusieurs décennies et jouit d'une efficacité erga omnes qui s'applique également à l'Espagne, bien que le législateur n'ait pas mis au point avant 2004 la caractérisation légale et la pénalité spécifiques dans le code pénal espagnol. Cette interdiction était stipulée dans l'art. 137 bis, dans l'article 607 et aujourd'hui dans l'article 607 bis, sans solution de continuité.

Le principe de légalité, applicable aux délits internationaux tels que les crimes contre l'humanité, n'est pas un principe interne mais bien international, figurant dans l'art. 15 du Pacte international de 1966 relatif aux droits civils et politiques, que l'Espagne a ratifié le 27 avril 1977 (Bulletin officiel de l'État du 30 avril 1977), qui stipule que:

    1. Nul ne sera condamné pour des actions ou omissions qui ne constituaient pas un acte délictueux d'après le droit national ou international au moment où elles ont été commises. De même, il ne sera infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l'infraction a été commise. Si, postérieurement à cette infraction, la loi prévoit l'application d'une peine plus légère, le délinquant doit en bénéficier.

    2. Rien dans le présent article ne s'oppose au jugement ou à la condamnation de tout individu en raison d'actes ou omissions qui, au moment où ils ont été commis, étaient tenus pour criminels, d'après les principes généraux de droit reconnus par l'ensemble des nations.

Le code pénal en vigueur peut s'appliquer rétrospectivement à des actes antérieurs, déjà criminels au moment où ils ont été commis, conformément au droit pénal international. Cela signifie que ces actes étaient considérés criminels par le droit international coutumier à cette époque mais qu'ils n'avaient pas encore été caractérisés dans le code pénal espagnol.

La légalité pénale internationale doit être établie en veillant à respecter le droit conventionnel écrit, tant interne qu'international, ainsi que le droit coutumier et les principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées. L'art. 38 du Statut de la Cour internationale de Justice cite comme sources du droit international : 1- La Cour, dont la mission est de régler conformément au droit international les différends qui lui sont soumis, [qui] applique :

-les conventions internationales
-la coutume internationale
-les principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées les décisions judiciaires et la doctrine des publicistes, comme moyen auxiliaire [de détermination des règles de droit].

Lorsqu'une instance judiciaire nationale applique la juridiction universelle, elle agit en tant qu'organe de la communauté internationale et son exercice est justifié par le droit international.

Par conséquent, deux principes coexistent : celui de légalité interne et celui de légalité internationale applicable et en vigueur pour tout délit international. L'Espagne a ratifié sans réserve les instruments internationaux de protection des droits de l'homme, conformément à l'art. 19.2 de la Constitution espagnole.

Le crime contre l'humanité (interdit en tant que norme du jus cogens) est un crime caractérisé dans le droit international, indépendamment du fait qu'il n'existe pas dans la législation interne de disposition répressive sur le plan pénal en tant que telle.

De cette manière, en ratifiant sa propre doctrine, formulée dans l'affaire Kolk et Kislyiy c. Estonie, la décision du 17 janvier 2006 de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), fait référence à cette question en indiquant que rien n'empêche de juger et de punir une personne coupable d'un acte ou d'une omission, qui, au moment des faits, constituait un délit selon les principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées. C'est le cas pour les crimes contre l'humanité, quelle que soit la date à laquelle ils ont été commis. Même la CEDH affirme que, même si ces actes n'ont pas été considérés illégaux par le droit interne en vigueur à l'époque, les instances judiciaires locales ont, de toute façon, considéré que ces actes constituaient un crime contre l'humanité, un crime qui relève du droit coutumier, imputable au responsable à l'échelle internationale.

Le Pacte international de 1966 relatif aux droits civils et politiques dans l'art. 15.2 susmentionné, reprend ce principe de droit pénal international.

Enfin, les Statuts de la Cour pénale internationale (art.6 sur le crime de génocide et l'art. 7 sur les crimes contre l'humanité),du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (art.4 sur le génocide et art.5 sur les crimes contre l'humanité) et du Tribunal pénal international pour le Rwanda (sic art.3 sur le génocide et art.4 sur les crimes contre l'humanité), témoignent du progrès réalisé en matière de crimes contre l'humanité, en établissant la caractérisation criminelle internationale, comme cela a été fait dans les différents droits internes, tel qu'en Espagne dans le code pénal de 1973 et de 1995. La définition du délit de génocide, tel que caractérisé dans le code pénal de 1995, est même plus vaste que celle du droit international conventionnel.

Pour toutes ces raisons, il est pertinent d'accepter que la justice espagnole soit compétente pour connaître de ces faits et de recevoir la plainte déposée. De cette manière, toutes les poursuites nécessaires pourront être engagées afin d'éclaircir ces faits et d'enquêter sur ces derniers.

Madrid, le 9 juillet 2008


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