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26Jui05


Le président colombien absout les paramilitaires


Le président colombien, Alvaro Uribe, vient de promulguer une loi très controversée qui doit faciliter, en échange d'une amnistie partielle, le désarmement des milices paramilitaires d'extrême droite qui contribuent à la terreur dans ce pays andin. La Colombie est en proie à la guerre civile depuis plus de quarante ans, la principale guérilla du pays étant constituée par l'insurrection marxiste des Forces armées révolutionnaires de Colombie (Farc). Les milices paramilitaires ont été créées dans les années 1980, par des trafiquants de drogue et des grands propriétaires terriens, pour protéger leurs biens contre les attaques des rebelles marxistes.

Les chefs paramilitaires colombiens pouvaient difficilement rêver plus clémente retraite. Grâce à la loi dite de «Justice et paix», certains des principaux criminels de guerre du pays pourraient échapper à de lourdes peines de prison et continuer de régner sur d'immenses fiefs taillés à coups de déplacements forcés. Le texte, voté fin juin et promulgué ce week-end par le président Uribe, servira de cadre juridique à la démobilisation des Autodéfenses Unies de Colombie (AUC), une puissante milice antiguérilla à la solde de narcotrafiquants, d'industriels et de grands propriétaires terriens.

Rebaptisée «loi d'impunité» par les associations de victimes, la nouvelle loi couronne deux ans et demi de négociations entre les paramilitaires et cet autre ennemi mortel des guérillas marxistes : le président Uribe. Elle consacre le pouvoir politique des AUC, qui affirment contrôler le tiers du Parlement. Elle signe, selon un éditorial du New York Times, «la capitulation de la Colombie face à une mafia terroriste».

La moitié des 12 000 combattants des AUC ont déjà rendu les armes, les autres doivent le faire avant la fin de l'année. Autant de Colombiens sortis du conflit, se défend le gouvernement. Mais «avec leur argent sale, les chefs paramilitaires peuvent reproduire en cinq minutes toute leur structure militaire», avertit la parlementaire Gina Parody, pourtant proche du président.

Les «paras» contrôlent 40% des exportations de cocaïne. Ils ont infiltré l'appareil d'Etat et se sont approprié les meilleures terres. La nouvelle loi accorde à ces inavouables alliés de l'armée un «statut politique», naguère réservé aux seules guérillas révolutionnaires. Cela pourrait immuniser les chefs paras contre une demande d'extradition aux Etats-Unis pour narcotrafic. Voire leur permettre de faire une carrière politique.

Les AUC ont arraché à la guérilla plus de la moitié du pays, instituant la terreur des Caraïbes à l'Amazonie. Leurs massacres ont vidé des villages entiers.

Selon la Commission colombienne des juristes, une organisation non gouvernementale de Bogota, les AUC ont perpétré 13 000 assassinats politiques et disparitions forcées de civils depuis 1996. Dont 2 300 depuis la «trêve» décrétée fin 2002 par les paras, au début des négociations. L'indulgence du pouvoir a parfois ses limites. En avril, un homme politique, sa femme et son chauffeur ont été massacrés par des hommes de «Don Berna», un négociateur vedette des AUC. Le personnage passe à Medellin pour le successeur de Pablo Escobar. Don Berna y a écrasé la guérilla et soumis jusqu'au plus sauvage des gangs, en n'hésitant pas à sacrifier des innocents.

Mais le triple homicide d'avril fait scandale, et le président Uribe ordonne la capture du parrain. Aussitôt, tous les bus de Medellin s'arrêtent, paralysant la deuxième ville du pays. Son pouvoir démontré, le chef para se remet aux autorités. Il obtient le statut de «démobilisé». Et devient le détenu le plus coûteux du pays. Dans une villa gardée par 250 policiers au coeur de sa zone d'influence, Don Berna organise la reddition de ses troupes, en attendant de bénéficier de la loi «Justice et paix».

La nouvelle loi prévoit pour les démobilisés convaincus de crimes contre l'humanité une peine de cinq à huit ans de détention. «Mais en comptant les diverses remises, ils purgeront une peine dérisoire. Et vraisemblablement dans une ferme à la campagne, comme ils l'ont demandé» , explique Eduardo Carreno, du collectif d'avocats Jose Alvear Restrepo, autre organisation non gouvernementale colombienne.

La loi instaure un fonds spécial d'indemnisation aux victimes, alimenté par les biens mal acquis des chefs paras. «Mais la plupart de leurs biens sont au nom de tiers», observe le juriste. La réparation promise risque de rester symbolique.

Plus grave, selon Eduardo Carreno : «Dans la plupart des massacres commis par les paramilitaires, l'armée, la police ou les services secrets sont complices, par action ou par omission. Or, la nouvelle loi n'évoque à aucun moment la responsabilité de l'Etat.» La grande catharsis nationale réclamée par les proches des victimes n'aura probablement pas lieu.

Gouvernement et chefs paramilitaires se sont entendus sur ce point : les bénéficiaires de la loi ne seront pas tenus de livrer une confession totale, mais d'admettre les seuls délits qui leur sont imputés.

«Les AUC ne sont que les exécuteurs. La vraie question est de savoir qui a commandité ces crimes, à qui ils ont profité», insiste Ivan Cepeda, fils d'un sénateur de l'Union patriotique (UP) tué en 1994. Avec l'assassinat, en vingt ans, de plus de trois mille de ses membres, dont deux candidats présidentiels, ce parti de gauche a été rayé du paysage politique national.

Réunies depuis fin juin en un mouvement national, les victimes des escadrons de la mort réclament justice, vérité et réparation. Et avant tout, «le droit à exister, à être reconnu en tant que victimes de l'Etat», précise Ivan Cepeda. Contre les critiques de l'ONU, d'Amnesty International ou du Congrès américain, qui vient de manifester son malaise en gelant à Bogota une partie de son aide militaire, le président Uribe assure que la loi «Justice et paix» a été mal comprise. Il a invité l'Union européenne à en vérifier l'application.

Les victimes, elles, appellent la Cour pénale internationale à se pencher sur cette guerre oubliée.

Les Autodéfenses unies de Colombie ont mis des quartiers entiers en coupe réglée

Le sud de la capitale sous la botte des milices

«Les enfants sages se couchent tôt. Les autres, c'est nous qui les allongeons.» Le graffiti s'est propagé comme un funeste présage sur les murs de Ciudad Bolivar et d'Altos de Cazuca. Dans ces quartiers miséreux du sud de Bogota, loin des discothèques et des tours du nord de la capitale, les habitants chuchotent. Des listes noires sont glissées sous les portes ou placardées devant les collèges. Des gamins faméliques jouent en silence à la guerre, dans des ruelles patrouillées la nuit par des «nettoyeurs» cagoulés. Des adolescents sont retrouvés exécutés, d'autres disparaissent. Des mères évitent de réclamer à la morgue les corps de leurs fils, faute d'argent pour les funérailles, terrifiées à la seule idée de porter plainte.

Plus d'un million d'habitants survivent à Ciudad Bolivar et Altos de Cazuca, interminables faubourgs agrippés aux montagnes pelées. Plusieurs centaines de jeunes, souvent mineurs, y ont été mystérieusement assassinés depuis 2003. Pas de recensement précis.

Et dans la plupart des cas, «pas de motifs connus», selon la force publique. Ces homicides ont longtemps été attribués à des règlements de comptes entre bandes. Mais, en avril 2005, le maire de Bogota, Luis Eduardo Garzon, officialise la rumeur : le «Bloc Capital» des Autodéfenses unies de Colombie (AUC, extrême droite) a pris le contrôle du sud de la métropole. Garzon a pressé le gouvernement d'aborder le sujet avec les chefs paramilitaires, à la table des négociations. Pour l'heure, l'hécatombe continue.

Une salle d'audience, dans un tribunal de Bogota. «Je n'ai pas tué 37 personnes, mais 137.» En octobre 2004, cet aveu fait les gros titres des journaux. Le sicaire de 26 ans confesse avoir exécuté tous ces contrats pour le compte des AUC. Ses victimes : des jeunes, des enfants, «des dirigeants associatifs et des gens ayant une idéologie de gauche», énumère froidement l'accusé. La chasse aux «guérilleros en civil» s'est accompagnée d'une implacable mise au pas des organisations de quartier.

Dans un petit salon communal de Ciudad Bolivar, un père franciscain a convoqué une centaine de familles menacées d'expulsion par un personnage se présentant comme le propriétaire du terrain. Or ce dimanche, après la messe, seules quatre personnes sont au rendez-vous.

Ces paysans chassés des campagnes par les groupes armés avaient pourtant investi leurs derniers pesos dans l'achat de petits lopins où bâtir leurs bicoques de tôles. Mais, une semaine plus tôt, l'un de leurs dirigeants s'est fait assassiner. Et aujourd'hui, plus personne n'ose protester. «Quiconque se bat pour la communauté est aussitôt éliminé», murmure l'un des rares assistants.

Dans ces barrios où la police ne grimpe que pour lever les corps ou brutaliser les jeunes, la «collaboration» versée aux AUC par quelques commerçants en mal de sécurité a tourné au racket. Il s'est étendu à des zones plus centrales de Bogota, marchés ou centres commerciaux. De la vente de DVD pirates à celle de cocaïne, de la prostitution aux sordides «bureaux de tueurs à gages», la mafia paramilitaire aurait fait main basse sur les principaux marchés illégaux de la capitale.

«Les paras circulent dans des camionnettes sans plaques avec, à l'arrière, des jeunes du quartier, tous armés. Ils les utilisent pour tuer les gens, puis ils les éliminent», raconte une femme de Ciudad Bolivar. Depuis son arrivée en 2001, le Bloc Capital a dompté les principales bandes du secteur et entrepris une sordide campagne de «nettoyage social», traquant petits voleurs, drogués ou enfants des rues. Mais une récente étude a montré que la grande majorité des jeunes victimes n'ont ni casiers judiciaires, ni problèmes de drogue.

Selon un étudiant, «en semant la terreur, ils envoient aux jeunes un message très clair : vous êtes avec nous, ou contre nous.» Car Ciudad Bolivar et Altos de Cazuca sont aussi pour les AUC des viviers de recrutement. Pour 100 à 200 euros mensuels, des garçons souvent abusés par une promesse d'emploi vont tomber dans la jungle sous les balles des guérilleros. Certains seraient même enrôlés à la seule fin d'être affublés d'un treillis et présentés comme des «combattants démobilisés», histoire de compléter les effectifs de repentis promis au gouvernement.

Gustavo Gallon : «La loi favorise les criminels»

L'avocat colombien Gustavo Gallon dirige la Commission colombienne des juristes, une organisation non gouvernementale de défense des droits de l'homme affiliée à la Commission internationale des juristes de Genève.

La loi justice et paix peut-elle amener la paix en Colombie ?

Gustavo GALLON. - Au contraire, cette loi accentue la polarisation du pays et limite les possibilités de réconciliation de la société colombienne. Elle favorise les criminels au détriment des victimes et permet aux paramilitaires de consolider leur pouvoir. Ils ne perdront pas nécessairement leurs propriétés ni leur fortune et préserveront les complicités dont ils bénéficient au sein de l'Etat et de la société. Rien ne changera pour eux.

Comment les chefs paramilitaires pourraient-ils éviter l'extradition aux Etats-Unis pour narcotrafic ?

La loi inclut une nouvelle définition du délit de sédition, contraire à la tradition juridique colombienne. Elle insère dans la définition des actes de sédition la formation de groupes paramilitaires. Or la sédition est un délit politique. Et, en Colombie, l'extradition pour délits politiques est interdite par la Constitution. La loi protège donc les chefs paramilitaires demandés en extradition. D'autre part, elle leur permet d'exercer des mandats représentatifs.

Quels droits sont accordés aux victimes ?

La loi ne garantit pas la vérité et limite considérablement les droits des victimes à obtenir justice. Les combattants qui s'y soumettent donneront une version libre des faits, donc pourront occulter ce qu'ils veulent. La participation des victimes se limitera à demander réparation des délits que les accusés accepteront avoir commis.

La réparation ne sera pas forcément totale. Elle dépendra des fonds assignés aux réparations, c'est-à-dire des biens que les démobilisés remettront, des donations et de fonds de l'Etat dont le montant n'a pas été précisé.

Quels seront les recours des victimes ?

Aucun, sauf si cette loi inconstitutionnelle et contraire aux obligations internationales souscrites par la Colombie était censurée par la Cour constitutionnelle. C'est une loi d'impunité semblable aux lois adoptées en leur temps par les dictatures chilienne, argentine et uruguayenne. Elles y ont provoqué vingt-cinq ans de division.

Le gouvernement affirme que cette loi pourrait encadrer un processus de paix avec les guérillas d'extrême gauche.

Les guérillas ne vont pas être attirées par une loi faite pour les paramilitaires. Et ses dispositions sont inacceptables pour les victimes de la guérilla comme pour celles des paramilitaires.

[Source: Roméo Langlois et Pascale Mariani, Le Figaro, Paris, 26jui05]

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