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13aoû09
La mort de Jaime Garzón et l'assassinat de la liberté d'expression en Colombie.
Je souhaiterais commencer ce discours en apportant une précision qui s'impose : je ne vais pas parler du Jaime Garzón à qui nous pensons et que nous pleurons toujours en Colombie ; ce Jaime Garzón génial, impertinent, lucide et critique ; ce Jaime Garzón vivant, dont mille facettes, personnages et phrases caustiques restent gravées dans la mémoire et la conscience nationales, même si ses assassins l'ont à jamais réduit au silence un matin d'il y a déjà 10 ans.
Je ne peux pas parler de lui, car je n'ai vécu aucune amitié, ni aucun souvenir, avec le Jaime Garzón vivant, si ce n'est une fête de Caracol en 1995 qu'il avait transformé en un espace dédié à l'humour.
Je n'ai pas connu le Jaime Garzón vivant, mais dix ans après sa mort, j'ose malgré tout affirmer que sans doute personne n'a été affecté par sa mort d'une telle force et aussi longtemps que moi-même. En effet, ce que l'on appelle l'affaire « Jaime Garzón » est devenu pour moi ce que Borges appellerait une page justificative de mon destin, que j'oserais difficilement lire à un ami, contrairement à Borges, bien que mes amis soient las de m'entendre parler et souffrir à cause de cette affaire. En fait, l'une des conséquences les plus aberrantes que l'affaire Garzón ait entraînées est la réduction au silence, un silence que je veux aujourd'hui rompre pour m'exprimer sur l'assassinat de la liberté d'expression en Colombie, qui a atteint son paroxysme, précisément, avec le magnicide du journaliste et humoriste Jaime Garzón, le 13 août 1999.
Je tiens à remercier les étudiants de l'Université de Rosario pour l'occasion qu'ils m'offrent de partager mon analyse sur la mort de Jaime Garzón et sur ses conséquences pour le journalisme. Pour ce faire, il faut tout d'abord accepter qu'il n'a jamais existé de liberté de la presse en Colombie ; j'en veux pour preuve l'assassinat de centaines de collègues ainsi que la fermeture de dizaines de médias. J'entends par liberté de la presse le droit à l'enquête et à l'information sans ingérences, pressions, censures, obstructions, menaces ou attaques directes.
Néanmoins, au cours de son histoire, notre pays a bel et bien connu des périodes de relative liberté d'expression, c'est-à-dire la liberté pour tout individu d'exprimer son opinion et sa pensée, ainsi que le droit de ne pas être importuné pour autant. La décennie au cours de laquelle Jaime Garzón a été présent dans les médias de masse a été l'une de ces périodes : il est apparu à la fin des années 80 comme une oasis de rires au milieu d'un pays réduit au silence et bâillonné, qui comptait des milliers de victimes et de larmes.
Ses personnages n'ont jamais été banals. Néstor Elí, Inti De La Hoz, John Lenin, William Garra, el Quemando Central, Dioselina, Tibaná, Heriberto De La Calle et tant d'autres, ont tous un dénominateur commun, à savoir leur message riche en contenu et critique envers le pouvoir, les pouvoirs, qui avec ou sans armes, mais grâce à celles-ci, ont élaboré un projet de pays d'exclusion et de violence.
Pendant dix ans, Jaime Garzón a rassemblé des publics inimaginables pour faire ses dénonciations par le biais de l'humour critique, un genre qui a été assassiné en même temps que lui. Cet aspect de popularité est important non seulement en tant que mesure, mais aussi en raison de l'impact des personnages de Garzón sur l'imaginaire national. C'est la première et unique fois dans l'histoire du pays que le message critique a atteint un si grand nombre de personnes. C'est pourquoi je rejoins Antonio Morales lorsqu'il estime que si Jaime Garzón n'avait pas été réduit au silence en août 1999, d'autres balles l'auraient tué, tôt ou tard.
A l'époque où Garzón a été assassiné, on voyait se profiler, en Colombie, le projet politique paramilitaire, qui s'était déjà emparé du contrôle social dans une grande partie du pays et qui s'orientait ambitieusement vers le pouvoir national. Le message de Jaime Garzón constituait sans aucun doute une entrave à ce projet qui s'est frayé un chemin jusqu'à la présidence en 2002. Dans d'autres pays, il a fallu instaurer des dictatures, mais en Colombie, un vote populaire coopté, corrompu et organisé sous la contrainte a ouvert la voie à la consolidation d'un modèle autoritaire, qui tente aujourd'hui de s'autoproclamer "Etat d'opinion". La grande différence avec les gouvernements précédents n'est pas tellement les nombreuses pratiques mafieuses observées à tous les niveaux du pouvoir national, mais bien le fait que ces pratiques se déroulent dans les sous-sols de la Casa de Nariño (palais présidentiel colombien) : corruption, destruction sociale et morale de l'opposant, caciquisme, clientélisme et j'en passe bien d'autres.
Je n'hésite pas à qualifier l'assassinat de Jaime Garzón de crime commis par un Etat, non seulement parce que des militaires actifs de haut rang y sont impliqués, mais aussi parce qu'une stratégie a été développée autour de sa mort afin de maintenir l'impunité dans cette affaire. A cette stratégie ont participé des membres des services de sécurité de l'Etat, concrètement du Département administratif de sécurité (DAS), du ministère public, de la police nationale et d'autres organismes.
Le 18 août 1999, cinq jours après le meurtre de Garzón, avec différents journalistes, nous nous sommes réunis au siège de la Fondation pour la liberté de la presse (FLIP) pour réfléchir à ce que nous pouvions faire face à cette douleur qui nous déchirait et face à ce vide impossible à combler. Certains ont émis l'idée d'imprimer l'effigie d'Heriberto, le cireur de chaussures, sur des tee-shirts ; d'autres celle de créer des boutons avec l'effigie de Garzón et de les porter jusqu'à ce que justice soit faite dans cette affaire. Pour ma part, j'ai proposé que nous nous constituions partie civile et que nous exercions notre droit de pétition auprès du procureur général de l'époque, Alfonso Gómez Méndez, pour demander une enquête sur tous les faits qui étaient alors rapportés dans les médias et qui dénonçaient l'implication de généraux de haut rang dans ce crime. J'ai formulé ces propositions car j'ai toujours été et je reste convaincue que seuls un fonctionnement adéquat de la justice et la fin de l'impunité des crimes contre les journalistes peuvent garantir l'exercice de la liberté de la presse en Colombie. Il ne s'est rien passé et, un an plus tard, la situation du journalisme était tellement deplorable que la FLIP avait intitulé son rapport "La guerre a frappé le journalisme comme jamais".
En 2000, j'ai rencontré Alfredo Garzón, caricaturiste d'El Espectador et frère de Jaime, et je lui ai proposé qu'il mandate l'avocat Alirio Uribe, du collectif d'avocats José Alvear Restrepo pour que celui-ci le représente au procès relatif à l'assassinat du journaliste. Je cherchais, de cette manière, à avoir accès au dossier et à entamer l'enquête. À l'époque où cet accès a été rendu possible, le ministère public détenait deux personnes prisonnières accusées de l'homicide, toutes deux victimes d'un coup monté organisé par le Département administratif de sécurité (DAS). L'année suivante, j'ai dû m'exiler pour la première fois, après avoir été victime d'un enlèvement, d'un vol, de multiples menaces et de filatures par des véhicules qui se sont révélées être la propriété du DAS. En 2003, j'ai partagé les résultats de mon investigation avec Hollman Morris et je l'ai soutenu activement dans la réalisation d'un documentaire sur l'affaire Garzón. A la suite de ce travail, j'ai reçu de nouvelles menaces. En mars 2004, un juge a condamné Carlos Castaño à 38 ans de prison pour avoir été le co-auteur de l'homicide, il a acquitté les accusés, ceux-ci n'étant pas les auteurs matériels, et a ordonné une enquête sur dix fonctionnaires du DAS qui ont participé à la mise en scène. L'un d'eux ressortait du lot : Emiro Rojas Granados, sous-directeur national de l'administration de Jorge Noguera, qui en raison du jugement et de mes dénonciations, nous a accusés, Alirio Uribe et moi-même, d'injure et de calomnie. Alirio s'en est sorti en l'espace de quelques mois, mais en ce qui me concerne, il a fallu cinq ans pour que l'action pénal soit éteinte, sur décision du Parquet général de la nation. Alfonso Guarnizo Alfaro, un autre fonctionnaire, a été promu et décoré quelques jours après la capture d'alias Bochas et a été mis à la pension par le DAS. Aucun d'entre eux n'a encore fait l'objet d'une enquête, quand bien même la decisión du juge titulaire du septième tribunal pénal spécialisé a été confirmée en décembre 2005.
Quelques jours après le prononcé du jugement en mars 2004, le DAS a créé le ténébreux Groupe d'intelligence stratégique 3 (G-3) et, à la fin de cette année-là, j'ai été contrainte à un second exil, grâce au travail d'intelligence offensive mené par le G-3 à l'encontre de moi-même et de ma fille pendant tous ces mois.
Durant toute cette période, le nombre de journalistes assassinés a commencé à baisser, ce que le gouvernement a qualifié de grande victoire pour la sécurité démocratique et ce que la FLIP a qualifié de « bonne nouvelle ». Cette diminution du nombre d'homicides est fondée sur deux éléments principaux : la mise en œuvre du Programme de protection des journalistes du ministère de l'Intérieur et le fait que désormais les statistiques tiennent compte uniquement des collègues qui ont été assassinés « en raison de leur activité professionnelle ».
Pour ce qui est du premier élément, le Programme de protection, il est clair que sa mise en œuvre a permis une meilleure protection physique des journalistes, mais n'a pas véritablement donné lieu à un meilleur exercice de la liberté de la presse en Colombie. Pour s'en convaincre, il suffit de lire les deux derniers rapports de la FLIP sur ce sujet et de voir que les dispositifs de protection sont devenus un mécanisme de contrôle et d'espionnage qui, en échange de la protection de nos vies, porte atteinte à nos libertés et droits les plus fondamentaux. En ce qui concerne le second facteur, à savoir l'activité professionnelle en tant que motif du meurtre, il est certain que, ces dix dernières années, plusieurs attaques contre des collègues ont été déguisés en crimes passionnels, agressions, actes de délinquance générale, etc. J'en veux pour preuve l'attaque dont a été victime, il y a quatre ans, William Parra : plusieurs coups de couteau, vols de véhicule, etc. Ces faits ne sont pas entrés dans les statistiques des violations de la liberté de la presse commises en 2005.
De ce même point de vue, l'affaire de Jaime Garzón pourrait aussi être considérée comme un homicide lié à autre chose qu'à l'activité professionnelle, car Garzón a été assassiné non seulement en raison de son impertinence et de son travail critique, mais également en raison de son travail de médiation lors d'enlèvements. Il a, en effet, réussi à libérer plus d'otages que n'importe quel Grupo Gaula ou UNASE (unités d'élite du gouvernement colombien), c'est pourquoi le gouverneur de l'époque du Cundinamarca, Andrés González, le payait 5 millions de pesos par mois. Curieusement, Andrés González est aujourd'hui à nouveau gouverneur et a désigné comme conseiller de sécurité l'ancien général Jorge Enrique Mora Rangel, avec qui Garzón a entretenu une vive polémique à cause de son travail humanitaire ; c'est d'ailleurs sur base de celui-ci que différents chroniqueurs l'ont soupçonné d'être impliqué dans l'assassinat du journaliste.
Néanmoins, au-delà des chiffres, il semble évident que, pour mesurer le degré de liberté d'expression en Colombie, il est nécessaire de voir dans quelle mesure les opinions minoritaires sont susceptibles d'être entendues et diffusées ; il n'y a aucun intérêt à le mesurer sur base des discours des groupes médiatiques, politiques, économiques et sociaux majoritaires. Où se trouvent les personnes qui pensent différemment en Colombie ? Combien d'entre eux peuvent-ils exprimer leur opinion sans subir de pressions, sans être menacés ou persécutés ? Vous me direz que les articles de Daniel Coronell, Felipe Zuleta, Antonio Caballero, Cecilia Orozco, Ramiro Bejarano et de tant d'autres, en sont des exemples.
Néanmoins, il suffit de lire les commentaires qui accompagnent leurs articles sur internet, ainsi que les réactions et les menaces qu'ils suscitent, pour comprendre le climat de restrictions dans lequel l'on tente aujourd'hui d'exercer la liberté d'expression dans ce pays. Il y a cinq ans, on nous aurait téléphoné pour nous dire que nous nous étions mêlés de ce qui ne nous regardait pas et pour nous annoncer de manière anonyme une nouvelle peine de mort. Nous entendons le même genre de phrase lorsque notre discours ne plaît pas à quelqu'un du public ou aux personnes interviewées que le travail journalistique dérange. Pour illustrer mon propos, je souhaiterais vous parler de notre collègue Rodrigo Silva de Radio Caracol, qui a posé, en mai 2008, une question quelque peu impertinente au cours d'une conférence de presse entre le président Uribe et la chancelière allemande Angela Merkel. Le président a pris la parole pour dire à Rodrigo que le devoir du journaliste consiste à défendre les institutions et la sécurité démocratique, une réponse qui cachait une menace qui n'a pas été perçue comme telle car, nous les journalistes, nous sommes habitués à ce type de messages. Un an plus tard, Rodrigo est victime de graves actes de harcèlement et de persécution ; cette situation a débuté le soir même où Álvaro Uribe l'a blâmé pour avoir posé cette question. Aujourd'hui, on nous dispense des cours de journalisme depuis le Palais de Nariño et les fonctionnaires publics décident de manière dogmatique des sujets que les journalistes doivent traiter et de l'opinion qu'ils doivent exprimer pour être considérés comme tels. Il n'y a qu'à analyser l'affaire Hollman Morris pour comprendre de quoi nous parlons.
Jaime Garzón a été assassiné à un moment où Álvaro Uribe n'était crédité que de 0,07% des intentions de vote dans les enquêtes et alors que cela faisait à peine trois mois qu'il était rentré au pays après avoir terminé ses études à Oxford. A l'époque, seule une poignée de personnes, parmi lesquelles le général Rito Alejo del Río, voyait en lui un futur président de la République. Il a lui-même affirmé qu'il attribuait une grande partie de sa réussite au ralliement de l'opinion publique. Comment se fait-il que l'uribisme soit parvenu à devenir le grand leader d'opinion du pays ? Qu'est-il donc arrivé ?
La première chose qui est arrivée, c'est l'homicide de Jaime Garzón. Je ne veux pas dire par là qu'Álvaro Uribe est le responsable de son assassinat, mais je suis intimement convaincue que le projet politique qui a permis à Uribe d'accéder au Palais de Nariño est sans conteste à l'origine de ce crime. Ainsi, afin de mettre la main sur les véritables assassins de Jaime Garzón, c'est-à-dire les auteurs intellectuels qui ont prémédité ce crime, il faut fouiller en profondeur et entreprendre les recherches dans le projet uribiste, car si Jaime Garzón était toujours en vie, Álvaro Uribe ne serait pas, aujourd'hui, président de la République.
Je vous remercie.
[Source : Claudia Julieta Duque, journaliste d'investigation, Bogotá, 13 août 2009]
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